Préface de Michel Jobert

Votre étude est d'abord le seul travail d'ensemble sur une affaire dont la surface est aussi mensongère que celle de l'eau. Vous avez été assez déterminé et avisé pour dépasser le coin du bois de l'information banale. D'autre part, en donnant à votre récit une profondeur justifiée, vous avez su le rendre clair et alerte, ce qui n'est pas le moindre mérite, dans une discipline qui peut aisément passer pour ennuyeuse.

 

Dans une vie ministérielle quotidienne, une "affaire" comme celle que vous avez évoquée, n'accapare pas toute l'attention et le temps. Il est bon, par conséquent, que celle-ci ait trouvé un mémorialiste avisé. Pour moi-même, pour ceux de mes anciens collaborateurs que vous avez consultés, vous avez été un révélateur de souvenirs, avant notre oubli. Vous avez eu vous-même conscience de ce danger imminent, puisque, en évoquant avril 1983, votre conclusion note le virage de cap complet de la politique gouvernementale. Me référant d'ailleurs à [l’épilogue de l’affaire], je précise que j'ai démissionné du gouvernement de M. Pierre Mauroy, avant que celui-ci ne soit remplacé par le gouvernement de M. Fabius. Sous le regard des étoiles, cela n'a guère d'importance.

 

Mais, puisque vous avez su judicieusement lier l'affaire de Poitiers, à la fois aux affaires européennes et aux grandes manœuvres autour de la Conférence ministérielle du GATT, il me paraît utile de vous préciser ici mon sentiment. Peu après son arrivée à l'Elysée, en 1981, M. Mitterrand s'était persuadé qu'il pourrait peser sur la politique monétaire et économique des États-Unis à condition de disposer de quelques appuis. Ainsi, avait-il cru qu'il pourrait associer à son offensive les Japonais qui avaient - et ont toujours - un intérêt évident à résister aux prétentions américaines, ne serait-ce que pour maintenir les leurs. Ce calcul du Président de la République m'a toujours paru entaché d'une grande naïveté : de même que l'Union Soviétique ne passe pas par la France pour régler ses affaires avec les États-Unis, de même le Japon se réserve l'exclusivité d'un dialogue avec les Américains. Tout observateur attentif de la politique nippone ne peut s'y tromper. M. Mitterrand a eu beau cajoler les dirigeants japonais, il n'a été payé en retour que par une précautionneuse prudence dans les négociations internationales et une obstination sans faille dans la défense des intérêts nationaux japonais. Dans cette logique qui s'est révélée bien décevante, le Président de la République n'acceptait guère d'un cœur léger que le Ministre du Commerce extérieur soulignât le déficit croissant de nos échanges avec le Japon (3, 5, 7, 9, 11 milliards ! Aujourd'hui combien ?). Fallait-il de surcroît qu'il tentât de mobiliser des Européens hésitants ou réticents pour leur négociation globale avec le Japon. Entre vos lignes, cela se ressent. Mais il est préférable que je vous dise ici que, sans ma détermination trop solitaire, il ne se serait rien passé de significatif, au plan des attidudes et des faits. Peut-être l'affaire de Poitiers aura-t-elle pesé, elle aussi, dans ma décision de rompre ma participation à une politique trop ambiguë par rapport à nos intérêts. Ayant au moins reçu le "prix angélique" (un magnétoscope en angélique) pour avoir contribué au renom de Poitiers, je pouvais désormais m'éloigner.

 

J'ai apprécié que vous ayez mis à jour ma bonne entente, avec le Vice-Président de la Commission des Communautés européennes, chargé des affaires industrielles, Étienne Davignon. Nous nous sommes épaulés avec loyauté, à la fois pour rassembler les Européens et pour que l'Europe contraigne les Japonais à négocier concrètement. Que l'ambition industrielle de la Communauté pour ses fabrications de magnétoscopes ait été trahie par les entreprises européennes elles-même est, vous le constatez, assez triste. Du moins la chance d'une action concertée leur fut offerte. On peut espérer encore d'autres jours, d'autres temps, d'autres sujets.

 

Peut-être auriez-vous pu, pour le pittoresque, explorer ces monuments d'hypocrisies que sont les mémoires appuyant les plaintes - françaises ou japonaises - auprès du GATT. Mais cela aurait rompu l'alacrité de votre récit. Tel qu'il est, il montre bien tout ce que joint et conjugue une affaire de cet ordre : la rouerie administrative et une politique aux vues lointaines, les aboiements prudents des importateurs de tous poils, la nervosité anecdotique des journaux dont l'analyse raffinée n'est pas la spécialité, l'utilisation de cette évidente infirmité pour organiser un "happening" international, l'intervention étrangère (japonaise, en l'occurence) sur tous les acteurs réceptifs, l'opiniâtreté et la manoeuvre sur les trois plans, national, européen, international.

 

Vis-à-vis de l'opinion publique, cette affaire, gonflée à plaisir, me fait irrésistiblement penser à ces silènes enflés que je ramassais dans les champs, dans mon enfance, au printemps : les consommateurs français, pendant les quelques mois de l'"affaire", ont pu continuer d'acheter autant de magnétoscopes qu'ils le désiraient. Les stocks commerciaux, déjà dédouanés, ont largement suffi !

 

 

Quant à moi, je n'ai eu aucun ennui avec mon magnétoscope en angélique de Poitiers. Il m'a confirmé, si cela était nécessaire, qu'il fallait savoir ne pas entendre.


Diplômé de l’École libre des sciences politiques et de l’ÉNA, conseiller-maître à la Cour des comptes, Michel Jobert est un homme politique français gaulliste. Il a fait partie de plusieurs cabinets ministériels de la IV° et de la V° République. Secrétaire général de l’Élysée après l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République, il prend part dans ce cadre aux entretiens avec les membres du gouvernement soviétique en octobre 1970. Ministre des Affaires étrangères entre 1973 et 1974, il dénonce la collusion de l’URSS et des États-Unis par-delà leurs escarmouches (configuration étonnamment actuelle), s'oppose à l'ingérence de Henry Kissinger dans les affaires européennes et prône le développement d'un dialogue euro-arabe. Soutien de François Mitterrand en 1981, il devient ministre du Commerce extérieur avec le titre de ministre d’État de 1981 à 1983. Disparu en 2002, Michel Jobert a rédigé cette préface en 1986, donc trois ans après avoir quitté ses fonctions ministérielles.